1. Le nouveau principe de transfert de la responsabilité pénale de la société absorbée à la société absorbante
Aux termes de l’article 121-1 du Code pénal « nul n’est responsable pénalement que de son propre fait ». La Chambre criminelle interprétait ce texte comme interdisant d’engager des poursuites pénales contre la société absorbante pour des faits commis par la société absorbée avant que cette dernière ne perde son existence juridique par le biais d’une opération de fusion-absorption.3
La Cour de justice de l’Union Européenne (CJUE) avait jugé le contraire dans une décision du 5 mars 2015, sur le fondement de la directive 78/855/CEE du Conseil du 9 octobre 1978 relative aux fusions des sociétés anonymes et du principe de transmission universelle du patrimoine de la société absorbée.4
C’est la décision de la Cour Européenne des Droits de l’Homme (CEDH) du 24 octobre 2019 qui a ouvert la voie à une nouvelle interprétation de l’article 121-1 du Code pénal. Elle a alors affirmé, sur le fondement du principe de la continuité économique et fonctionnelle de l’entreprise, que les juridictions françaises n’avaient pas porté atteinte au principe de la personnalité des peines en jugeant qu’une amende civile pouvait être infligée à la société absorbante, pour des faits imputables à la société absorbée.5
La jurisprudence européenne amorçait le changement de position de la chambre criminelle de la Cour de cassation qui considère que la société absorbante peut être condamnée pénalement à une peine d’amende ou de confiscation pour des faits constitutifs d’une infraction commis par la société absorbée avant l’opération.6
Selon elle, « la fusion-absorption, si elle emporte la dissolution de la société absorbée, n'entraîne pas sa liquidation […] » et que « le patrimoine de la société absorbée est universellement transmis à la société absorbante […]. Il en résulte que l'activité économique exercée dans le cadre de la société absorbée, qui constitue la réalisation de son objet social, se poursuit dans le cadre de la société qui a bénéficié de cette opération ».
Par ailleurs, la personne morale absorbée étant continuée par la société absorbante, cette dernière bénéficie des mêmes droits que la société absorbée, et peut ainsi se prévaloir de tout moyen de défense que cette dernière aurait pu invoquer. C’est le cas notamment des éventuelles exceptions de nullité de procédure, y compris celles que la société absorbée aurait eu qualité à agir.
2. Les conditions du transfert de la responsabilité pénale de la société absorbée à la société absorbante
Si la Cour de cassation accepte que la responsabilité pénale de la société absorbée soit transférée à la société absorbante, celle-ci soumet ce transfert à des conditions strictes et cumulatives.
- Les sociétés, absorbante et absorbée, doivent relever du champ d’application de la directive (UE) 2017/1132 du Parlement européen et du Conseil du 14 juin 2017 relative à certains aspects du droit des sociétés.
La Cour vise le cas d’une fusion-absorption d’une société par une autre société entrant dans le champ d’application de la directive 78/855/CEE du 9 octobre 1978 relative aux fusions des sociétés anonymes, codifiée à l’article 105 de la directive (UE) 2017/1132 du 14 juin 2017.
Bien que cette directive ne le mentionne pas expressément, il est admis que les sociétés par actions simplifiées entrent dans son champ d’application, ces dernières empruntant plusieurs dispositions du régime des sociétés anonymes.7
En revanche, les fusions qui ne rentreraient pas dans le champ d’application de cette directive semblent donc toujours soumises aux principes prétoriens antérieurs.
- La fusion doit avoir entrainé la dissolution de la société absorbée mise en cause. Les apports partiels d’actifs n’entrainant pas la dissolution de la société apporteuse, ils ne devraient pas être concernés par ce revirement. Une question subsiste à propos des scissions pour lesquelles la jurisprudence avait écarté la transmission de la responsabilité pénale sur le fondement de l’article 6 de la Convention européenne de sauvegarde des droits de l’Homme.8
- Seule une peine de nature patrimoniale (amende ou confiscation) est susceptible d’être prononcée à l’égard de la société absorbante dans la mesure où le transfert de responsabilité pénale est fondé sur le principe de la transmission universelle du patrimoine. Par conséquent, toutes les autres peines, telles que l’interdiction d’exercer sont exclues.
- La Chambre criminelle a précisé que cette interprétation nouvelle de l’article 121-1 du Code pénal ne s’appliquera qu’aux fusions postérieures au 25 novembre 2020, afin de ne pas porter atteinte au principe de prévisibilité juridique qui découle de l’article 7 de la Convention européenne des droits de l’homme, et sur le fondement duquel la CEDH a déjà eu à juger que l’application rétroactive d’un revirement de jurisprudence méconnait le principe de la légalité criminelle.9
3. Une limite à l’application de la nouvelle solution : la fraude à la loi
En plus de poser un principe nouveau, la chambre criminelle de la Cour de cassation va plus loin et relève pour la première fois que la responsabilité pénale de la société absorbante peut être engagée si l’opération de fusion-absorption a eu pour objectif de faire échapper la société absorbée à sa responsabilité pénale et notamment aux conséquences des infractions commises.
Dans cette hypothèse, la responsabilité pénale de la société absorbante pourra être retenue sans qu’il soit nécessaire que la fusion frauduleuse entre dans le champ d’application de la directive, et, ainsi, quelle que soit la forme des sociétés participant à l’opération.
Par ailleurs, toute sanction pénale, même non patrimoniale pourra être appliquée dans le cas d’une fusion-absorption frauduleuse.
Enfin, le régime particulier de la fraude à la loi s’appliquera aussi bien aux fusions-absorptions antérieures, que postérieures à la date de la décision.
4. Conclusion
Cette importante décision vient donc harmoniser la position française avec celle européenne s’agissant des sociétés entrant dans le champ d’application de la directive n° 2017/1132 du 14 juin 2017. Ce revirement n’est pas sans conséquence et entraine de facto des conséquences importantes sur les futures opérations de fusions-absorptions. Les entreprises devront être plus vigilantes en matière de prévention des risques et devront intégrer cette nouvelle exigence lors de la préparation et l’organisation des opérations de fusion.
- Cass. Crim. 25 novembre 2020, n°18-86-955.
- Fusion-absorption entrant dans le champ de la directive 78/855/CEE du Conseil du 9 octobre 1978 relative à la fusion des sociétés anonymes, codifiée en dernier lieu par la directive (UE) 2017/1132 du Parlement européen et du Conseil du 14 juin 2017.
- Crim. 20 juin 2000 n°99-86.742 ; Crim. 14 octobre 2003 n°02.86.376 ; Crim. 18 févr. 2014 n°12-85.807.
- CJUE, 5 mars 2015, Modelo Continente Hipermercados SA c/ Autoridade para as Condiçoes de Trabalho, C-242/13, s’agissant d’une amende infligée par décision définitive après cette fusion et pour des infractions au droit du travail commises par la société absorbée avant ladite fusion.
- CEDH, 24 octobre 2019, Carrefour France c. France, n°37858/14.
- Fusion-absorption entrant dans le champ de la directive 78/855/CEE du Conseil du 9 octobre 1978 relative à la fusion des sociétés anonymes, codifiée en dernier lieu par la directive (UE) 2017/1132 du Parlement européen etu Conseil du 14 juin 2017.
- Art. L. 227-1 al. 2 du Code de Commerce.
- CA Paris, 14 mai 1997, n°96/85036.
- CEDH, 10 octobre 2006, Affaire Pessino c. France, n°40403/02
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