Le contexte réglementaire actuel pourrait à cet égard s’avérer trompeur. En effet, les mesures adoptées ces dernières semaines1, destinées à assurer la continuité du fonctionnement des sociétés et de leurs organes sociaux, facilitent et flexibilisent les modalités de réunion des assemblées et des organes collégiaux des sociétés. Elles permettent de pallier les obstacles liés à la difficulté d’organiser physiquement ces réunions. On peut dès lors s’interroger sur la question de l’existence d’un « effet d’aubaine » en matière de révocation des dirigeants sociaux, faute de contrôle juridictionnel immédiat, les activités des juridictions étant fortement réduites. Or non seulement la situation présente n’affranchira pas les entreprises de l’obligation de procéder aux révocations de manière non vexatoire, injurieuse ou déloyale, mais certaines mesures habituellement valablement prises par les sociétés dans le cadre de la révocation d’un dirigeant pourraient, précisément dans le contexte actuel, d’une part être plus difficiles à obtenir, voire être considérées comme vexatoires.
Il faut tout d’abord rappeler ici que l’organe compétent pour nommer un dirigeant est en général celui compétent pour le révoquer. Précisément, ces organes sont ceux dont les modalités de réunion ont été assouplies pour faire face aux mesures actuelles de confinement : pour l’essentiel, les aménagements adoptés par voie réglementaire édictent les nouvelles modalités permettant la tenue des réunions des organes collégiaux d’administration, de surveillance et de direction des sociétés de manière dématérialisée, mais également par voie de consultation écrite. Quant à la tenue et les délibérations des assemblées, elles peuvent avoir lieu à huis clos, par conférence téléphonique ou visioconférence, ou encore par voie de consultation écrite. Ces nouvelles règles sont applicables – pour l’instant – jusqu’au 31 juillet 2020.
Ce nouveau cadre et les circonstances exceptionnelles actuelles pourraient laisser s’installer un certain laxisme des entreprises qui souhaiteraient révoquer un de leurs dirigeants. Or il faut garder à l’esprit que ces nouveaux dispositifs doivent nécessairement s’articuler avec ceux du droit des sociétés, qui demeurent en vigueur. Si le principe général en matière de révocation des dirigeants est la liberté, il existe des garde-fous qui protègent ces derniers d’une révocations dite abusive.
Le principe de libre révocation des dirigeants sociaux
La révocation des administrateurs, membres du conseil de surveillance, directeurs généraux, directeurs généraux délégués, membres du directoire de société anonyme (SA), et des gérants de société à responsabilité limitée (SARL), de société en nom collectif (SNC) et de société en commandite simple (SCS) est libre, c’est-à-dire qu’elle peut intervenir en tout temps, sans préavis ni indemnité. Ce principe de libre révocation est d’ordre public et toute clause des statuts ou toute convention contraire est nulle, dès lors qu’elle tend à supprimer cette liberté, à la limiter ou à l’entraver. Ne sont en revanche pas concernés les gérants de société en commandite par actions (SCA) et les dirigeants de société par actions simplifiée (SAS) dont les conditions de révocation sont librement déterminées par les statuts.
Mais même si la liberté demeure la règle, cette liberté est parfois soumise à la nécessité de faire valoir un juste motif, à défaut de quoi cette révocation peut donner lieu à l’octroi de dommages-intérêts (voir tableau de synthèse en Annexe).
En pratique, le juste motif peut consister en une faute (violation de la loi ou des statuts, faute de gestion, refus de réunir l’assemblée, etc.) ou, en l’absence de faute, en une circonstance ou une attitude de nature à compromettre l’intérêt social ou le bon fonctionnement de la société.
Dans les circonstances actuelles, des révocations pourront sans doute être valablement motivées par certaines défaillances de la part de dirigeants si celles-ci peuvent être clairement identifiées. Il faut en effet également anticiper que ces mêmes circonstances pourront rendre particulièrement difficile l’appréciation sur les capacités attendues des dirigeants qui ne sont pas nécessairement les mêmes que celles sur lesquelles ils auront été précédemment jugés ou recrutés, et l’impact de la crise sur les résultats pourra de la même façon rendre moins lisibles les manquements imputables aux dirigeants.
On ajoutera que d’éventuelles mesures d’urgence non contradictoires au soutien du processus de révocation, en matière probatoire notamment (constat art. 145 Code de Procédure civile), seront sans doute plus difficiles à obtenir sur le fond si la crise a eu un impact massif sur les résultats de l’entreprise, et aussi, de façon pratique, eu égard à la suspension de l’activité des juridictions et de nombreux auxiliaires de justice : l’organisation de telles mesures, qui sont censées être rapides et permettre un effet de surprise, n’en sera certainement pas facilitée.
Une liberté encadrée par la notion de révocation abusive
Même en l’absence de nécessité d’un juste motif, les dirigeants sociaux bénéficient de la protection qui leur est accordée par la jurisprudence contre un usage abusif du droit de révocation.
La révocation est abusive si elle est entourée de circonstances injurieuses ou vexatoires à l’égard du dirigeant (atteinte à la réputation et à l’honorabilité du dirigeant révoqué) ou si elle est décidée sans que celui-ci ait pu présenter ses observations devant l’assemblée ou qu’il ait eu connaissance des motifs de sa révocation.
- La révocation ne doit pas être entourée de circonstances injurieuses ou vexatoires
À titre d’exemple, constituent une révocation injurieuse ou vexatoire :
- le fait de demander au dirigeant de remettre immédiatement les clés de l’entreprise ou de quitter sans délai les locaux2 ;
- la publicité légale au Registre du Commerce et des Sociétés de la révocation pour faute grave du dirigeant3 ;
- le fait de supprimer les outils de travail du dirigeant révoqué de son seul mandat de président-directeur général d’une des sociétés du groupe, ce qui l’a privé de la possibilité d’exercer les autres mandats sociaux dont il était à cette date toujours investi4 ;
- l’intervention d’un huissier et de la force publique, en présence de tiers5
À l’inverse, ne constituent en principe pas des circonstances injurieuses ou vexatoires la suppression de l’accès au serveur, de l’adresse électronique et la ligne téléphonique du dirigeant révoqué, ni la demande de restituer immédiatement son véhicule et de libérer son logement de fonction dans un délai d’un mois6 .
Toutefois, dans le contexte actuel, les sociétés devront s’interroger sur le caractère vexatoire de l’immédiateté de certaines mesures, telles que la suppression de la messagerie électronique et de la ligne téléphonique. En période de crise, les juridictions consulaires sont plus attentives à la situation de la partie économiquement la plus faible et à sa capacité de « rebondir ».
- La révocation est soumise à une obligation de loyauté
Cette obligation de loyauté sous-entend que doivent être respectés à la fois le principe du contradictoire et celui des droits de la défense.
En pratique, la loi impose que le dirigeant ait eu connaissance des motifs de sa révocation avant qu’elle ne soit décidée (même si elle vise un dirigeant révocable à tout moment sans juste motif) et que l’intéressé ait été mis en mesure de présenter ses observations avant le vote7. La tenue de réunions par la voie dématérialisée ne facilitera certainement pas le respect et la mise en œuvre des deux principes susvisés, et devra donc faire l’objet d’une attention toute particulière.
Notons enfin que les juges appelés à apprécier le caractère abusif de la révocation ne se fondent pas seulement sur les motifs invoqués au soutien de la révocation : ils examinent les circonstances dans lesquelles celle-ci est intervenue. Dès lors, la révocation peut être abusive même si elle repose sur un juste motif et même en cas de faute lourde du dirigeant. Une révocation menée tambour battant aujourd’hui pourra dès lors, une fois le temps du procès venu, être jugée de façon sévère en cas d’abus. Notons toutefois que les dommages-intérêts susceptibles d’être alloués au dirigeant révoqué abusivement doivent réparer un préjudice distinct de celui résultant de la révocation elle-même.
Annexe
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- Le gouvernement, habilité par la loi n°2020-290 d’urgence pour faire face à l’épidémie de Covid-19 du 23 mars 2020, a adopté une série de mesures relatives aux modalités de réunion et de délibération des assemblées et organes collégiaux des personnes morales de droit privé. Ces mesures sont exposées dans deux textes : l’ordonnance n°2020-321 du 25 mars 2020 et le décret n°2020-418 du 10 avril 2020.
- Cass. Com., 9 novembre 2010, n°09-71284
- Cour d’appel de Paris, 30 avril 2014, n°13/12230
- Cass. Com. 15 mai 2012, n°11-15497
- Cour d’appel de Paris, 29 juin 2010, n°08/07998
- Cass. Com., 25 mai 2017, n°15-21633
- Cass. Com., 14 mai 2013, n°11-22845
- Article L. 225-18 du Code de commerce.
- Article L. 225-47 du Code de commerce.
- Article L. 225-55 du Code de commerce.
- Si le DG est aussi président, ce sont les règles applicables au président qui prévalent.
- Les membres du conseil de surveillance n’ont pas la qualité de dirigeants stricto sensu en tant qu’ils ne sont chargés que d’une mission de contrôle. Le président du conseil de surveillance n’a pas la qualité de personne exerçant des activités de direction, de gestion ou d’administration.
- Article L. 225-75 du Code de commerce.
- Si les statuts le prévoient – L. 225-61 du Code de Commerce.
- Article L. 225-61 du Code de commerce.
- Le Code de commerce est silencieux sur les conditions de la révocation du président du directoire qui demeure membre de cet organe - le conseil de surveillance a le pouvoir de nommer le président du directoire, il a donc celui de le révoquer.
- La loi ne prévoit l’allocation de dommages-intérêts pour l’absence de juste motif de révocation que pour les seuls membres du directoire – cette qualité n’est pas en cause lorsque la révocation porte seulement sur les fonctions de président du directoire.
- Article L. 223-25 du Code de commerce.
- SAS : l’article L. 227-1 du Code de commerce écarte l’application de l’article L. 225-47 du Code de commerce – SCA : l’article L. 226-1 écarte l’application de l’article L. 225-47 du Code de commerce.
- SNC : article L. 221-12 du Code de commerce – SCS : article L. 221-12 du Code de commerce par renvoi de l’article L. 222-2 du Code de commerce.
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